Les violences policières dans la presse écrite : les mots de trop et les mots qui manquent.
Nous relayons cet article paru sur lmsi :
« Les violences policières dans la presse écrite : les mots de trop et les mots qui manquent.
Analyse du traitement médiatique du mouvement des Gilets Jaunes.
par Pauline Todesco
10 avril 2023
Si les gilets jaunes et la lutte contre la réforme des retraites sont des mobilisations en partie différentes (située à la périphérie du champ politique pour les premiers, encadrée par les syndicat pour l’autre), leur répression apparaît, elle, similaire. Pas seulement par la violence des forces policières, de plus en plus militarisées, de moins en moins contrôlées, mais aussi par la violence verbale et ces mécanismes désormais bien connus de dénégation des exactions subies par les manifestant-es et de diabolisation de ces derniers. Pour mieux comprendre lesdits mécanismes, que Gérald Darmanin, le Ministre de l’Intérieur, tente de pousser à l’extrême, espérant que les médias suivront unanimement, il importe de revenir à l’analyse précieuse de Pauline Todesco. Si les analyses du mouvement des Gilets Jaunes ont été nombreuses, peu ont étudié leur traitement médiatique en profondeur, ce que fait précisément Pauline Todesco, qui nous livre ici les résultats d’un mémoire universitaire réalisé à l’IHECS de Bruxelles. Elle y déroule une démonstration implacable, sur la base d’une analyse quantitative et qualitative de discours portant sur trois journaux. Elle apporte ainsi une contribution précieuse à l’analyse du rôle des médias dans la légitimation du pouvoir, dont les violences sont cachées ou minimisées, tandis que les mobilisations – ici celle des Gilets Jaunes – se voient constamment renvoyées à une « violence » qui, elle, est hyperbolisée.
En France, le 2 décembre 2018, Zineb Redouane meurt pendant une opération, suite à la blessure provoquée par des éclats de grenade lacrymogène la veille, alors qu’elle fermait sa fenêtre lors de l’acte III des Gilets Jaunes. S’il s’agit de l’unique décès provoqué par une intervention de police lors du mouvement des Gilets Jaunes, Amnesty International a recensé 2500 blessés sur l’ensemble du mouvement, et la plateforme de signalement de David Dufresne Allô Place Beauvau a recueilli 869 signalements, dont 353 personnes été blessées à la tête, 30 éborgnées, six ayant eu leur main arrachée.
Avec ce nombre inédit de blessés lors d’interventions de forces de l’ordre depuis 1968, avec la mobilisation massive des forces de l’ordre – 89 000 le 8 décembre 2018 – ainsi que l’intervention des compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI), des brigades anticriminalité (BAC) et de blindés VBRG ; avec 19 071 tirs de LBD 40, 5420 tirs de grenade de désencerclement GMD, 1428 tirs de grenade lacrymogène instantanée GLI-F4 – pourtant toutes catégorisées de type A2, c’est-à-dire « armes de guerre » -, l’usage de fusils d’assaut, notamment des fusils HKG36, réservés en principe aux menaces terroristes, et enfin la hausse de 23,7% des enquêtes confiées à l’IGPN par rapport à l’année précédente, le mouvement des Gilets Jaunes fut le point d’ancrage d’une dérive politique, policière, législative particulièrement inquiétante dans notre pays. S’il a représenté un moment névralgique pour les libertés individuelles françaises, il a aussi éprouvé la faible capacité de la presse à s’instituer comme un contre-pouvoir.
Si les analyses du mouvement des Gilets Jaunes ont été nombreuses, peu en ont étudié le traitement médiatique en profondeur. Face à une institution et un gouvernement de moins en moins scrupuleux à l’égard de la violence policière, la presse doit pourtant veiller à questionner, non pas reprendre des langages et des images dangereuses. Les lignes qui suivent ont pour objectif d’identifier les mécanismes de langage à l’œuvre dans la presse quotidienne française lors de leur traitement des violences policières.
Depuis 2017, la loi autorise les policiers à faire usage de leurs armes pour empêcher quelqu’un de commettre ou de réitérer un meurtre qui vient d’être commis, lorsque l’agent a « des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable ». Dans tous ces cas, l’usage des armes doit survenir « en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée ». Quant aux LBD, leur usage interdit de viser la tête. Parler de « violences policières » c’est donc désigner l’usage d’armes, de la force physique ou de la menace, quand les principes de légitimité, de nécessité, de proportionnalité, et d’avertissement ne sont pas scrupuleusement respectées.
Dans son ouvrage Qu’ils se servent de leurs armes, paru en 2020, le sociologue Jean-Louis Sirioux résume le traitement médiatique des Gilets Jaunes, du moins de novembre 2018 à janvier 2019, par cette double dynamique : les violences des dominants sont euphémisées et celle des dominés est hyperbolisée.
L’euphémisation consiste essentiellement à occulter, minimiser, relativiser et justifier une violence : parmi ses mécanismes, nous retrouvons le recours à la voix passive, au conditionnel, à la forme réfléchie ou pronominale, les figures de style, notamment la litote et la métaphore, ou encore les expressions éculées ou les mots très globalisants, comme « violence ».
L’hyperbolisation consiste à dramatiser une violence pour la disqualifier – tout en donnant à la violence d’en face « le visage plus acceptable de la légitime défense ». Cette hyperbolisation se situe dans l’opposition entre des actes profanes faisant irruption dans un espace sacré (la capitale parisienne et ses monuments), mais aussi les fêtes de fin d’années et sa consommation perturbée.
À ces deux tendances, une troisième vient s’ajouter : la dépolitisation, qui donne une explication individuelle plutôt que structurale aux violences. L’absence ou la modalisation du terme « violences policières », ainsi que la catégorisation des articles traitant des violences policières dans la rubrique faits-divers, participent à cette dynamique.
Ces trois dynamiques tendent à renforcer la légitimité de la violence du parti dominant, celui des forces de l’ordre, autant qu’elles contribuent à construire l’illégitimité de la violence du parti dominé, celui des manifestants. Elles conduisent en effet à une absence de conception politique des violences policières, participant donc à leurs inexistences en tant que fait social.
Le mois de décembre 2018 étant le mois complet ayant compté le plus de manifestants et le plus grand nombre de signalements sur Allô Place Beauvau, nous avons formé un corpus d’articles sur le mois de décembre 2018 dans les quotidiens les plus lus en France et à Paris : Le Monde, 20 Minutes et Le Parisien. Puisque nous nous intéressons aux propos journalistiques, nous avons exclus les entretiens et tribunes, avons retiré les articles de moins de 150 mots pour plus de pertinence, et nous nous sommes concentrés, dans l’analyse des articles, sur les propos des journalistes plutôt que sur les paroles citées. Ce corpus se constitue des articles dont l’angle principal est
soit la narration d’affrontements entre forces de l’ordre et manifestants lors des actes des Gilets Jaunes, ayant donné lieu de manière explicite à un ou des blessés du côté civil ;
soit la focalisation sur certaines victimes, lorsque les circonstances de leurs blessures ou décès sont narrées. Sont donc retenus, pour le mois de décembre 2018, 70 articles, dont 23 au Monde et au Parisien et 24 articles à 20 Minutes.
Pour suivre nos trois hypothèses, une typologie lexicale composée de six critères a été élaborée. Chaque critère est conçu comme un ensemble de questions fermées, évaluées comme positives lorsque l’article y répond au moins une fois dans un cas pertinent. L’objectif est d’identifier le pourcentage de positivité de chaque critère pour chaque média. Pour autant, nous ne sommes ni dans la mesure ni dans la démarche d’attribuer une intentionnalité aux auteurs des articles.
L’hyperbolisation des violences manifestantes
Le premier critère identifie les verbes et substantifs désignant l’intention et l’action destructrice et dépolitisée des manifestants, ainsi que les adjectifs qualifiant leurs actes. L’étude montre que dans la plupart des cas, il s’agit plus de qualifier négativement les manifestants et leurs intentions que les évènements de violence eux-mêmes. Nous constatons dans les trois médias l’émergence d’une dynamique centrale : celle d’une disqualification du mouvement, incarnée à la fois dans le jugement d’une intention agressive et arrogante des manifestants, et dans l’affirmation du fait que leur violence ne peut qu’éclipser leurs revendications.
Au Monde, l’imputation d’une intentionnalité agressive s’accompagne parfois de l’attribution d’un goût pour le chaos totalement dépolitisé, avec « des casseurs venus profiter de la tension », « venus en découdre » ou encore « les habituels « touristes de l’émeute », sans gilets jaunes, attirés par la perspective de la castagne ». Entre black block et « touriste de l’émeute », l’écart sémantique est bien grand, et il ne nous appartient pas de juger du terme le plus approprié pour désigner les individus que Le Monde mentionne, mais les mots n’étant pas innocents, il eut été sans doute préférable de justifier ce choix, d’autant que le journal choisit de le placer entre guillemets sans indiquer de source.
La vision de manifestants agenouillés mains derrière la tête, face à des policiers, en référence, la semaine précédente, aux lycéens de Mantes La Jolie ayant dû se tenir dans cette position pendant un long moment, a été condamnée plus ou moins explicitement par Le Monde. Le journal y a vu « des manifestants [qui] haranguent les policiers et rejouent … la scène subie par des lycéens », tandis que 20 Minutes évoque « une certaine insolence. Avec ces modalisations péjoratives, les deux médias contribuent à hyperboliser la violence des manifestants, en connotant négativement une action pacifique.
Le Parisien évoque aussi les manifestants les plus belliqueux à travers « des éléments incontrôlés », c’est-à-dire débarrassés de leur libre arbitre. Le mot « élément » pouvant être considéré comme objectivant pour désigner des êtres humains, cette tournure apparaît assez problématique. Le jugement de l’inéluctabilité de la violence se retrouve également au Monde, qui décrit une journée « dont il était évident, dès le matin, qu’elle dégénérerait ». Nous peinons à identifier l’évidence que mentionne le journal : viendrait-elle des intentions des manifestants ou de l’important dispositif policier et militaire déployé ? D’ailleurs, selon le TLF (Trésor de la Langue Française), le verbe « dégénérer » signifie « se transformer en un état inférieur ou pire (…), perdre ses qualités, diminuer de mérite » : il peut donc être largement perçu comme hyperbolique pour désigner une manifestation.
Si parfois les mots choisis ne sont chargés d’aucune connotation morale, les manifestants pouvant être qualifiés de « protestataires », la qualification subjective atteint peut-être son paroxysme avec cette formule de 20 Minutes :
« vrais ‘gilets jaunes’, activistes, ou simples délinquants ? »
La supposée incompatibilité entre le « vrai Gilet Jaune », « l’activiste » et le « simple délinquant » atteste d’une véritable confusion journalistique entre champ judiciaire et politique. Selon le TLF, un activiste peut désigner à la fois le « propagandiste d’un mouvement politique ou syndical » et le « partisan de l’action directe », ce qui ne s’oppose a priori pas à ce que l’on pourrait entendre par « vrai gilet jaune ». Le mot « délinquant » désigne quant à lui une personne ayant commis un délit. Au regard de la loi, certains actes activistes, même non-violents, peuvent constituer un délit. Un activiste, tout comme un « vrai gilet jaune » peut donc être un délinquant. Toutefois, contraindre l’usage du mot « délinquant » à l’adjonction du mot « simple » lui retire toute dimension politique.
Quel que soit le mot choisi, le résultat semble similaire pour les trois médias : les violences ont « éclipsé le message » porté par les Gilets Jaunes. Ce verbe revient dans deux articles de 20 Minutes et une fois au Parisien. Le Monde quant à lui titre « Près de l’Arc de triomphe, les doléances des « gilets jaunes » recouvertes par le bruit des émeutes », et inscrit dans le corps de l’article « les revendications des gilets jaunes … seront peu à peu passées au second plan ». Ainsi la presse inscrit, dans le récit de la manifestation, un discours d’échec qui n’est plus informatif mais bien performatif. Les dynamiques pour ce premier critère ont une intensité plutôt faible, comportant un écart notable entre les trois médias : 23% de positivité au Parisien, contre 29% de positivité au Monde et 32% chez 20 Minutes.
Le deuxième critère retenu est la présence d’un discours axé sur la nécessité de l’intervention des forces de l’ordre – une répression supposant une menace qui l’a précédée. Pour repérer cet élément, nous relevons les verbes appartenant aux champs lexicaux du nécessaire (le verbe « devoir »), de la riposte (les verbes « répliquer » ou « riposter ») et enfin du succès (les verbes « parvenir » ou « réussir »). Il s’agit d’identifier des termes qui valorisent l’initiative ou le résultat de l’action policière, et contribuant ainsi à une mise en récit journalistique de manifestants particulièrement violents.
L’usage de verbes tels que « répliquer », « riposter », « répondre » revient dans 33 articles sur 70, avec de très faibles écarts entre chaque média. En revanche, Le Monde et Le Parisien n’emploient que très peu de verbes assimilant les opérations policières à des succès, et 20 Minutes n’en emploie aucun. Au Parisien, nous pouvons notamment lire à deux reprises que « l’important dispositif policier permet pour le moment de limiter les dégâts », tandis que Le Monde se montre plus littéraire :
« Les policiers parviennent à rétablir l’ordre en début de soirée, avec l’appui d’un hélicoptère, éclairant la place d’un puissant projecteur. Le gaz se dissipe à peine lorsque la fête des Lumières commence, dans une atmosphère irritante ».
Cette seconde approche évalue également, dans le cas où des intervenants sont cités dans l’article, la place occupée par ces derniers dans le discours sur l’action policière et la violence des manifestants. Si l’article cite exclusivement des intervenants condamnant la violence des manifestants, plaignant ou félicitant le corps policier, ou plaidant pour une action policière plus répressive, le critère est évalué positivement.
C’est massivement le cas : pour presque un article sur deux à 20 Minutes, et pour plus d’un article sur trois au Parisien, les intervenants sont unanimes concernant la menace que représentent les manifestants, et la nécessité d’une riposte des forces de l’ordre. En revanche, le corpus du Monde compte seulement trois articles pour lesquels personne ne contredit les discours négatifs à l’égard des manifestants, ou positifs à l’égard des forces de l’ordre. Le critère 2 est donc relevé avec 30% de positivité au Parisien, 26% au Monde, et 24% pour 20 Minutes.
L’euphémisation de la violence policière
Le troisième critère retenu permet d’analyser l’expression de la causalité des blessures des civils, notamment à travers l’abstraction de l’agent ou de l’arme ayant causé la blessure. Concrètement, si le texte de l’article comporte la phrase « Les affrontements ont fait plusieurs blessés », cela signifie que la responsabilité a été déplacée du policier à une entité non-identifiable, mêlant à la fois forces de l’ordre et manifestants. Ladite responsabilité n’étant plus distinctement liée aux forces de l’ordre, la personne blessée ne saurait être potentiellement considérée comme victime de violences policières.
De la même façon, l’absence de mention de l’arme, et donc de sa dangerosité, participe à une invisibilisation de la blessure. Ce troisième critère renvoie aussi au choix de verbes et de conjugaison dans la désignation de l’état de la victime : l’usage de la voix passive, de verbes pronominaux ou du conditionnel peuvent instiller un doute ou produire un effet elliptique, qui empêche la représentation de l’action. A contrario, en décrivant un fait tel qu’il s’est produit, sans attribuer ni intentionnalité ni culpabilité, le journaliste ne commet pas de faute déontologique au regard du droit à la présomption d’innocence.
L’analyse se révèle édifiante, avec des écarts relativement faibles entre les différents journaux : le critère est positif pour 75% du corpus de 20 Minutes, 77% du corpus du Monde, et 72% du corpus du Parisien. Seuls 5 articles sur 70 ne comportent aucune occurrence de cette forme d’euphémisation. Dans la très large majorité des articles (62 sur 70), la voix passive est employée pour décrire la façon dont la victime a été blessée. Dans la plupart des articles également (53 sur 70), l’agent responsable des blessures est abstrait ou absent. Enfin, l’arme est abstraite ou absente dans plus de la moitié des cas (42 sur 70).
La dynamique générale observée est donc celle d’une invisibilisation de l’agression. Celle-ci peut être évidente, avec un effet d’ellipse, comme dans ces exemples :
« Il se rend à Paris pour sa première manifestation. Deux semaines après, il a un trou dans le pied droit et ne peut plus marcher » (Le Monde)
« Jean-Marc, 41 ans, un habitant de l’Ile d’Oléron, avait fait le déplacement jusqu’à Bordeaux pour « grossir les rangs des gilets jaunes. » Il est reparti avec un œil en moins ». (20 Minutes)
Régulièrement, la seule mention des blessés est un chiffre, sans précision apportée sur les armes, les personnes ayant causé les blessures, ou l’état des victimes. Le silence autour de ces blessés peut relever du manque d’information, mais dans ce cas, une simple phrase pourrait le signaler, ce qui est très rarement fait. Parfois des blessés sont mentionnés dès le chapo, comme dans cet article de 20 Minutes :
« Les manifestations de « gilets jaunes » ont donné lieu à des heurts violents, qui ont occasionné des blessés et entraîné des interpellations ».
Hormis le relais de quelques tweets, l’article ne donnera aucune information sur ces blessés. Si l’actant responsable des blessures est très souvent abstrait, il est parfois tout simplement absent. Dans 20 minutes, les termes “policiers » ou « forces de l’ordre » ne sont mentionnés que pour désigner les blessés dans leurs rangs. Les mots « blessés » et « échauffourées » sont pourtant présents, mais rien ne vient préciser qui a blessé ces 29 personnes. Lorsque les chiffres de policiers blessés sont également rapportés, la confusion prend le pas sur les précisions. Ainsi, lorsque Le Monde mentionne le fait que « Les affrontements sporadiques blessent sept personnes dont deux gravement, un policier et six manifestants », nous ne savons qui sont les deux personnes blessées gravement.
De la même façon, au Parisien, nous pouvons lire que :
« parmi les CRS on compte seize blessés et 211 contusionnés. Au total 133 personnes ont été blessées ».
Une lecture rapide peut porter à confusion le lecteur, qui associera les deux premiers chiffres au troisième, d’autant que le chiffre « 133 » est associé à un substantif imprécis, tandis que les deux premiers chiffres sont associés aux « CRS ». Il s’agit donc d’une façon, consciente ou non, de signaler sans le dire l’existence de 117 blessés du côté civil.
Lorsque l’arme ayant causé la blessure est identifiée, l’assertion est parfois modalisée par l’emploi du conditionnel :
« Un homme jeune a été touché à la main, apparemment arrachée par une grenade ».
Dans cet article du Monde, nous peinons à concevoir l’intérêt de l’adverbe « apparemment » concernant une main arrachée. De façon très récurrente chez 20 Minutes, le chiffre des manifestants blessés est associé au bilan d’exactions ou d’interpellations. Cette corrélation peut entraîner une gradation interpellante : l’article « Incendies, barricades, 57 blessés et festivités annulées », place en effet le bilan humain en troisième position dès le titre.
Cette hiérarchisation entre policiers et civils blessés est parfois flagrante, comme dans cet article de 20 Minutes :
« Deux policiers ont été blessés légèrement, l’un au coude et l’autre au genou. Parmi les manifestants, la préfecture a dénombré quatre blessés légers et a indiqué qu’une banque avait été dégradée et une voiture incendiée ».
La première phrase ne concerne que les blessés de la police et apporte des précisions sur leurs blessures. La seconde ne donne pas de détails concernant les manifestants blessés, et fusionne cette information avec celle concernant les dégradations commises. L’effet de ce genre de sémantique est discutable, mais il est clair qu’elle ne permet pas au lecteur d’appréhender les blessés policiers et civils de la même façon, que l’attention moindre portée sur les blessés civils apparaît comme de moindre importance.
Le quatrième critère retenu permet d’analyser la minimisation du degré et de l’étendue de la violence des policiers, à travers plusieurs indices textuels :
le premier concerne les modalisateurs de faible intensité, se rapportant soit à la densité spatio-temporelle des affrontements (tels que « très ponctuellement », ou « en marge »), soit au nombre ou à la gravité de l’état des victimes (avec des mots comme « quelques » ou « très légèrement »), et on le retrouve dans 35 articles sur 70, soit plus de la moitié du corpus ;
il y a ensuite les substantifs ou expressions connotés positivement, et plus spécifiquement ceux liés aux champs lexicaux du spectacle (les mots « théâtre » ou « scène »), qui euphémisent le réel en l’assimilant à l’illusion ou au jeu, des indices que nous avons relevés dans 32 articles sur 70, soit presque la moitié du corpus ;
nous avons également relevé les verbes ou expressions verbales appartenant aux champs lexicaux de l’inoffensivité pour désigner l’action policière (comme « maitriser » et « toucher ») ou pour désigner les violences lors des manifestations (des verbes comme « émailler »), un relevé qui s’est avéré positif dans 35 articles sur 70 ;
nous avons identifié les substantifs appartenant au champ lexical de l’inoffensivité pour désigner les armes utilisées (des mots comme « projectile » ou « balle en caoutchouc ») et au champ lexical de l’exception et de l’accident pour désigner les violences des policiers (des mots comme « incident » ou des expressions comme « intervention musclée »).
Ce dernier relevé s’est avéré positif dans 29 articles sur 70. L’emploi des mots « dérapage », ou « bavure », notamment, ont en commun la mise à distance du réel par une métaphore évoquant une trace laissée par une perte de contrôle. Cette sémantique se rapporte plus à l’anodin qu’à une affaire de violence ayant entraîné des blessures, des mutilations, voire la mort d’une personne.
Au final, l’intensité de ce critère 4 est moyenne, avec des écarts relativement faibles entre chaque média : 50% de positivité au Parisien, contre 45% au Monde ainsi que chez 20 Minutes.
L’analyse de ces résultats peut se résumer en trois points : l’euphémisation et la normalisation de la violence, son aspect oxymorique, et un style presque romanesque, entre l’emphase lorsqu’il s’agit d’évoquer le « sacré » des lieux ou des festivités hivernales, et le dramatique, lorsqu’il s’agit d’évoquer leur destruction.
L’euphémisation peut venir de l’usage d’un verbe qui apparaît tout à fait badin par rapport au sujet auquel il se rapporte, comme dans cet article de 20 Minutes :
« les manifestations de gilets jaunes ont donné lieu à des heurts violents, qui ont occasionné des blessés ».
Par ailleurs, la phrase abstrait à deux reprises les responsables des blessés, qui ne sont pas les policiers mais « les manifestations », puis « les heurts violents ». Plus loin dans le même article nous pouvons lire que « les « gilets jaunes » jouaient au chat et à la souris avec les forces de l’ordre », une métaphore qui minimise à outrance les rapports entre manifestants et policiers, en assimilant la violence à un banal jeu.
Une modalisation adverbiale est également présente assez souvent, dans le Parisien :
« L’atmosphère s’est tendue légèrement … quelques tirs de flashball et de gaz lacrymogène ont eu lieu vers 15h ».
Associer la légèreté et les « tirs de flashball », alors que la loi n’autorise cette arme qu’en dernier recours, à l’expresse condition de défendre une vie ou un lieu, semble inapproprié.
Le mois de décembre 2018 voit se succéder les actes III, IV, V et VI des Gilets Jaunes, et avec eux, une certaine lassitude de la presse, comme lorsque 20 Minutes écrit : « les samedis se suivent et se ressemblent ». Cette répétition se traduit souvent par une accoutumance, voire une normalisation de la violence, et une relativisation : dans un article du Monde par exemple, « les heurts sporadiques » sont « sans commune mesure » avec les violences des actes précédents, et dans Le Parisien nous pouvons lire que « les autorités n’avaient recensé alors que 24 blessés » – ou encore, de façon très badine :
« Quelques jets de lacrymogènes par-ci. Des insultes ou des « Macron démission » scandés par là. Mais aucune violence comparable à celle du 1er décembre ».
L’euphémisation prend parfois des formes paradoxales ou oxymoriques, comme lorsque 20 Minutes nous informe que « trois personnes ont été légèrement blessées et hospitalisées » : la typologie des blessures n’est pas communiquée, mais il est possible de s’interroger sur la pertinence du mot « légèrement » lorsqu’une hospitalisation s’est avérée nécessaire. Le décalage est parfois formé entre un substantif et un verbe, comme dans cet article du Monde :
« les manifestations ont été entachées de graves violences, notamment à Paris, qui ont entraîné l’interpellation de 287 personnes et provoqué 110 blessés ».
Le verbe « entacher », à l’instar du mot « bavure », correspond à un champ sémantique qui est loin de traduire adéquatement la gravité du mot « blessés », ainsi que le nombre de personnes concernées. Plus loin, le journal explique que « des incidents sérieux ont éclaté … avec des envois de projectiles, des tirs de lacrymogènes et charges des forces de l’ordre », une combinaison présente dans les trois médias étudiés : la présence d’épithètes comme « important », « violent », « grave » accolés au substantif « incident »… Comme si finalement, peu importait le nombre de victimes : c’est en dernière analyse d’un incident qu’il s’agit, c’est-à-dire d’un évènement sans grande conséquence.
Dans Le Parisien, un article portant sur un homme ayant eu la main arrachée par une grenade, se conclut par cette (avant-dernière) phrase :
« de nombreuses boutiques ont fermé précipitamment leurs devantures, tandis qu’un hélicoptère survolait la scène ».
Le spectacle de la destruction s’incarne parfois jusque dans la personnification du matériel dégradé, à l’instar de ces « quelques carcasses de voitures brûlées gisant sur la chaussée ». L’empathie que Le Parisien porte sur ces voitures n’est que peu comparable avec le traitement des blessés, qui ne « gisent » jamais sur le sol, mais y sont simplement « allongés ».
Dans Le Monde, « la fumée noire des voitures incendiées se mêle au panache blanc des gaz lacrymogènes dans le ciel de la place de l’Etoile, à Paris ». L’envolée lyrique, consacrant toute sa place au « sacré », se mêle à une glorification de l’intervention policière, avec le « panache blanc » laissé par ses armes [1]. Une emphase épique, quasi publiciataire, qu’on retrouve à propos de la grenade GLIF4, dont le journal Vingt Minutes nous dit :
« derrière ce nom de code technique se cache une grenade aux effets dévastateurs ».
Hyperbolisation des uns, euphémisation des autres : l’impression finale laissée par de tels articles tend à converger expressément avec les intérêts du pouvoir. Ainsi, dans le même article, qui porte sur trois plaintes de personnes victimes de grenade GLI-F4, 20 Minutes écrit :
« Alors que l’Elysée redoute une grande violence lors de l’acte IV de mobilisation prévu samedi, l’avocat Arié Alimi n’a pas eu peur de mettre de l’huile sur le feu ». [2]
Une litote qui peut suggérer au lecteur que les victimes ne se situent pas tant du côté des plaignants que du côté de l’Elysée, dont l’image pâtit de trois affaires portées à la justice…
La dépolitisation des violences policières
L’analyse d’un dernier point lexical, qui est le niveau de modalisation du terme « violences policières », nous amène à un premier constat : la formule « violences policières » revient très rarement dans le corpus. Elle est absente du Parisien, et l’on compte une seule occurrence dans 20 Minutes, et six dans Le Monde – ce qui représente au total 1/10e du corpus.
Ce terme « violences policières » est modalisé avec l’emploi du mot « présumées » dans Le Monde, et avec l’emploi des guillemets dans 20 minutes. Ce refus du terme de « violences policières » semble à la fois sémantique et aussi politique. En atteste un article du Monde qui choisit d’écrire « brutalité policière », utilisant le mot « violence » plus tôt pour le même propos. Si « brutalité policière » ne semble pas moins porteur d’une sémantique condamnant la violence, il existe une différence majeure : le terme « violence policière » pointe, au-delà d’un moment d’agression, l’appartenance de ce geste à la défaillance structurelle d’une institution.
Enfin, l’analyse du mode de classement des articles, consistant à compter les archives du corpus renvoyées en rubrique faits-divers, est très polarisé : Le Monde n’y catégorise aucun article et 20 Minutes n’en archive qu’un, tandis que Le Parisien en compte quatorze, soit 60% de ses articles sur le sujet. Notre corpus étant l’échantillon le plus dense et pertinent au niveau du traitement des violences policières, ce pourcentage ne peut être imputable au hasard, notamment lorsqu’on constate que 25% de l’ensemble des articles du Parisien liés au mouvement des Gilets Jaunes se retrouvent également considérés comme faits-divers.
Pour conclure…
L’hypothèse d’une euphémisation médiatique de la violence des policiers est donc confirmée. Celle-ci s’incarne dans une invisibilisation des agressions, c’est-à-dire une ellipse ou une dissociation de la cause et de la conséquence des blessures côté manifestants, mais aussi dans une normalisation et un traitement quasi-romanesque de la violence. L’hypothèse d’une hyperbolisation médiatique de la violence des manifestants est en revanche moins confirmée, même si nous avons pu repérer des pratiques de disqualification du mouvement, à travers l’effacement des revendications, et le jugement d’une agressivité des manifestants, appelant voire nécessitant une riposte policière.
Pour ce qui concerne l’hypothèse d’une dépolitisation de ces violences manifestantes et policières, le bilan est plus contrasté : elle est totalement invalidée au Monde, partiellement validée pour 20 Minutes, largement validée au Parisien. En effet, au regard du nombre de blessés sur le mois de décembre, l’absence quasi-totale du terme « violences policières » dans les corpus du Parisien et de 20 Minutes atteste d’une invisibilisation de ces violences dans ces médias, encourageant ainsi leur dépolitisation en tant que fait social. Le Parisien est par ailleurs le seul média à catégoriser plus de la moitié de ses articles traitant des violences lors des manifestations comme faits-divers.
Notre étude nous permet donc d’affirmer qu’il existe des convergences de fortes dynamiques d’euphémisation de la violence des policiers dans l’écriture journalistique de nos échantillons du Parisien, de 20 Minutes, et du Monde, croisant de faibles dynamiques d’hyperbolisation de la violence des manifestants, et des dynamiques de dépolitisation plus divergentes, croissantes en intensité depuis Le Monde jusqu’au Parisien.
Le journalisme doit être le lieu du refus absolu de l’habitude. Comme nous l’a recommandé George Orwell, il s’agit de supprimer le lexique superflu – qu’il s’agisse de modalisateur, de métaphore, de tournure verbale, d’expression éculée, d’élément de langage sans fond – mais aussi de refuser que les prises de positions politiques et la longévité d’une crise sociale conduisent à s’accoutumer à la violence. La violence doit être systématiquement dégagée de toute modalisation autre que numérique, qui peut entraver la description factuelle de sa manifestation et de son degré de gravité, au risque de la rendre acceptable et donc inaccessible au débat.
Toute information rapportée enregistre une certaine vision du réel. Sans nier cela, il reste important de conserver cette idée de neutralité journalistique, au moins comme un horizon, et en tous cas pas comme profession de foi déconnectée de toute pratique. Or que la presse se mette dans une situation de dépendance par rapport aux sources policières ou que, tout simplement, les directives internes règnent, la presse se rapproche trop souvent d’un « journalisme de préfecture », empêchant toute remise en question de l’ordre social. On pourrait toutefois imaginer que, à leur manière, ils y participent au contraire, en veillant avec chaque paire d’yeux au respect de la liberté individuelle, en se tenant a minima à distance des discours des dominants, et surtout, en exerçant une vigilance de tous les instants quant aux mots utilisés. »