– de morale capitaliste autoritaire, + de care !
A l’heure où le manque de médecins généralistes devient un problème majeur pour nombre de personnes et complexifie les pratiques des professionnels, monte une petite musique qui nous dérange beaucoup, voulant culpabiliser et punir les patients qui n’honorent pas leurs rendez-vous médicaux.
D’après une étude de l’Union Régionale des Professionnels de Santé (URPS), en 2013, 28 millions de rendez-vous médicaux, toutes spécialités confondues, n’ont pas été honorés par les patients. Plus de 90% des médecins interrogés récemment déclarent être confrontés à cette problématique et dans 73% des cas ce sont entre 1 et 5 rendez-vous quotidiens qui ne sont pas honorés.
Forts de ces chiffres, des syndicats de médecins libéraux demandent des sanctions financières à l’encontre des patients qui manquent leurs rendez-vous. Pour le ministre de la santé cette perspective « n’est pas taboue », évidemment …
28 millions, cela paraît en effet énorme. Mais au regard de combien de consultations annuelles ?
En 2010, on comptabilisait 6,7 consultations par an et par habitant, toutes spécialités confondues (1), ce qui représente un total annuel de 435,5 millions de consultations. La part des rendez-vous non-honorés s’établit donc aux alentours de 6%. De quoi relativiser un petit peu le chiffre avancé par les syndicats libéraux et relayé par les médias.
Certes, ces absences à répétition ont un impact dans l’organisation des médecins (qui ne chôment pas pour autant, les « lapins » sont l’occasion par exemple de prendre connaissance des résultats d’analyse des patients, de faire de l’administratif, etc.) et pour les patients qui pourraient potentiellement bénéficier d’une consultation plus proche dans ce contexte de pénurie médicale.
Mais brandir ce chiffre de 28 millions sans offrir de moyen de comparaison est pour le moins problématique et contribue à une banalisation de la haine de l’autre et à un clivage social fort dangereux.
Par ailleurs, annoncer ce chiffre sans en rechercher les causes ne permet pas de comprendre et traiter ce problème.
Or, d’après plusieurs études, les patients les plus susceptibles de rater leurs rendez-vous médicaux sont les plus en difficulté, les plus fragiles. Ces facteurs de vulnérabilité peuvent être l’âge, les troubles psychiques, la précarité sociale ou encore les violences conjugales. Les rendez-vous manqués sont également un marqueur significatif de risque de mortalité précoce, toutes causes confondues, à court terme.
Dans sa thèse (2), le Docteur Francis Gatier pointe le lien entre précarité sociale, santé et absence aux rendez-vous médicaux. Alors que pour les patients non précaires les causes d’absence sont hétérogènes, 3 facteurs se dégagent pour expliquer les oublis des patients qui bénéficient de la CSS (Complémentaire Santé Solidaire, ex CMU-C) : la précarité professionnelle et les horaires variables de travail (priorité étant donnée au travail), la fragilité sociale et la charge mentale due à la précarité (difficulté à organiser sa vie et gérer les rendez-vous, particulièrement pour les femmes élevant seules leurs enfants) et les troubles dépressifs corrélés à la précarité. Au final, l’intrication des situations personnelles, sociales, temporelles ou encore organisationnelles rend difficilement prévisibles et anticipables les absences aux rendez-vous médicaux. Les rendez-vous manqués peuvent donc être envisagés comme marqueurs d’Inégalité Sociale de Santé (ISS) et doivent alerter le corps médical (et social) sur la dégradation de l’état de santé et/ou de la situation sociale de ces personnes vulnérables.
Loin du prétendu consumérisme des soins mis en avant pour justifier une sanction financière des rendez-vous non-honorés, des études de la DRESS et de l’OCDE établissent que les populations les plus précaires consultent plus tardivement et si un léger recours aux soins ambulatoires est constaté (lié à un moins bon état de santé), il n’y a pas de différence sur la « consommation » de soins hospitaliers.
Sanctionner financièrement les consultations manquées serait vécu comme une double peine et une forme d’abandon. Ce serait une violence sociale supplémentaire, contre-productive en termes de santé publique et inacceptable d’un point de vue éthique.
Ces signaux d’alerte nécessitent donc des réponses soignantes, éthiques, aux antipodes de la réponse autoritaire et culpabilisante, en un mot dégueulasse, voulue par ceux qui ont une vision libérale du monde et qui méconnaissent la réalité de millions de personnes en souffrance.
Ce discours culpabilisant s’inscrit également dans une volonté très marquée actuellement de faire porter la responsabilité de problèmes collectifs sur les individus (on l’a bien vu avec le Covid, où chacun est désormais libre de se protéger ou de contaminer son voisin). Or, le soin est forcément une problématique collective.
Ainsi, nombre de rendez-vous manqués relèvent d’erreurs liées aux transports sanitaires, de dysfonctionnements institutionnels qui n’incombent donc pas aux patients.
On l’a vu, la précarité, notamment professionnelle, est un marqueur important dans l’absence aux rendez-vous. Or, les politiques libérales majorent la précarité et, avec elle, les Inégalités Sociales et de Santé. Une étude de l’Institut de Recherche et de Documentation en Economie de la Santé (IRDES) montre que les comportements individuels n’expliquent pas à eux seuls l’état de santé des individus et les écarts de santé entre les groupes sociaux : les comportements préjudiciables à la santé apparaissent associés aux positions inégales des personnes dans la hiérarchie sociale et l’état de santé résulte de l’action de déterminants socio-environnementaux. Les inégalités sont construites socialement … et peuvent donc être modifiées.
Rappelons par ailleurs que la pénurie de médecins trouve son origine dans le numerus clausus, voulu dès les années 70 par les syndicats de médecins qui craignaient une trop grande concurrence et mis en place dans les années 90 par les politiques arguant qu’une réduction de l’offre de soins allait réduire la demande et le fameux « trou de la Sécu ».
L’objectif des libéraux est de démanteler la Sécurité Sociale (et tous les conquis sociaux). Le « trou de la Sécu » est un artifice politique qui sert de justification aux réductions de l’offre sociale, de remboursement des soins et aux réformes des retraites. Or, la réduction des dépenses sociales conduit aux déserts médicaux, aux inégalités sanitaires et à la crise majeure que vit l’hôpital. (3)
Alors, ça suffit de culpabiliser les patients, les malades, les précaires quand les seuls responsables sont les politiques qui se sont succédés à la tête de l’Etat depuis des décennies !
L’accès aux soins est donc une question collective. Comme traverser la rue ne suffit pas, il est essentiel de penser les mécanismes en jeu et de viser une plus grande justice sociale.
Quelles solutions face à cette situation ?
Dans sa thèse, le Docteur Gatier propose quelques pistes pour réduire les Inégalités Sociales de Santé (ISS) et par ricochet le nombre de rendez-vous non-honorés :
– Intervenir simultanément sur les causes fondamentales (éducation, revenus, etc.) et proximales (lutte contre le tabac, accessibilité aux soins, etc.).
– S’adapter encore plus au patient car il existe une une inadéquation entre la temporalité de l’individu (urgence à améliorer sa situation) et la temporalité des aides et actions de santé (qui supposent une projection dans l’avenir).
– Repérer la précarité pour adopter une position pro-active dans la réduction des ISS et si besoin ajuster ses pratiques professionnelles.
– La situation des femmes victimes de violences conjugales, qui sont fortement isolées, éclaire sur la nécessité de noter dans le dossier du patient les situations d’isolement et le faible réseau de soutien pour aider les professionnels à être réactifs face à leur absence.
– Rappeler systématiquement les patients absents, surtout les plus précaires, pour ne pas passer à côté d’une situation de danger, pour améliorer les actions préventives et curatives et diminuer l’impact des ISS sur ces populations.
– Aborder les ISS dans la formation initiale des médecins (et des Infirmiers en Pratique Avancée – IPA – amenés à jouer un rôle de plus en plus important dans les années à venir).
Certains médecins misent sur l’éducation populaire pour outiller les patients face aux problèmes de santé. Par exemple, To be or not toubib (NightHaunter sur Twitter) publie des livres et fiches pour aider les parents confrontés aux maladies courantes des enfants. Cette démarche est intéressante mais ne peut toucher qu’une partie de la population et probablement pas les plus fragiles socialement et psychologiquement.
En somme, contrairement à ce qu’affirment les capitalistes, une plus grande attention doit, collectivement, être accordée aux plus vulnérables d’entre nous. Sortir des logiques capitalistes pour renforcer les services publics, qu’il s’agisse de l’hôpital ou de l’école, est indispensable pour réduire les inégalités sociales, de santé notamment, et atteindre une plus grande justice sociale. L’éthique du care doit guider nos choix sociaux et politiques. Le soin est politique.
Sources :
(1) https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/PLFSS/2013/ANNEXE_1/PLFSS-2013-ANNEXE_1-PQE-MALADIE-DONNEES_DE_CADRAGE-INDICATEUR_9.pdf
(2) https://publication-theses.unistra.fr/public/theses_exercice/MED/2022/2022_GATIER_Francis.pdf
(3) https://www.humanite.fr/en-debat/securite-sociale/qui-vraiment-creuse-le-trou-de-la-securite-sociale-679412