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J’ai été en manif et mon mec a été blessé

Lors de la manifestation du 6 avril, Romain a reçu une grenade dans la jugulaire. Par chance, elle a explosé une demi seconde après l’avoir touché. Résultats : 4 points de suture, une douleur à l’épaule et 15 jours d’ITT. Nous relayons le témoignage de son amie qui l’accompagnait, touchant et tellement fidèle à ce que nous vivons en ce moment dans nos luttes.

« Tout est blanc et flou autour de moi. Mes poumons, ma gorge et mes yeux sont en feu. J’agrippe fermement Romain par l’arrière de sa veste pour ne pas le perdre dans la foule compacte. Le nuage de gaz est tellement épais qu’on ne voit pas à plus de quelques mètres. Enfin, pour ceux qui peuvent encore garder les yeux ouverts. Nous sommes pris dans une nasse avec plusieurs centaines de manifestants dans cette petite rue du centre-ville qui ne laisse aucun échappatoire. Des deux côtés, les forces de l’ordre font barrage, tandis que les palets de gaz lacrymogène pleuvent sur le cortège piégé.

“Tenez vous les uns aux autres.” entend-on. “C’est illégal, putain ! Faut filmer ça !” L’atmosphère est irrespirable et notre groupe soudé presse vers l’avant pour sortir de cette situation insoutenable. “Allez, on se tient tous et on avance coûte que coûte ! Faut les faire reculer !” Lentement, nous remontons jusqu’au carrefour où, face à la foule qui ne fait plus qu’un, les policiers sont contraints de céder pour nous laisser sortir.

Pour moi, ce ne sont que des formes sombres à travers mes larmes et la buée de mes lunettes de piscine. Ils sont moins d’une vingtaine au milieu du carrefour où les manifestants circulent dans tous les sens, désorientés. Tout près de moi, j’entends un “lâchez-le, mais lâchez-le !”. Plus tard, je découvrirai sur une vidéo Twitter que des coups de matraque sont tombés sur deux types qui se tenaient juste derrière moi. Je sens Romain qui me tire alors par le bras vers une rue adjacente. J’arrache mes lunettes et m’asperge les yeux de sérum physiologique tout en le suivant. Je n’ai qu’une envie, m’extraire de cet endroit.

Soudain, une détonation retentit derrière nous. Par réflexe, je protège ma tête avec mes bras tout en me baissant. Les palets de lacrymo incandescents sont propulsés à mes pieds. Je les enjambe et me mets à courir. Un type demande à Romain : “Ca va, gars, ça va, gars ?”. Plusieurs personnes se rapprochent de lui, lui tendent la main. Je n’ai plus de souffle, j’ai l’impression d’avancer au ralenti, comme dans un cauchemar. Mais je parviens à le rejoindre et c’est là que je vois la tâche rouge sur son cache-cou. Soudain, tout fait sens. La détonation, les palets, les gens soucieux pour lui. Il a pris le tir de grenade de plein fouet, au niveau du cou. “Fais moi voir.” Il a une profonde entaille sous le menton et saigne abondamment.

Il faut maintenant se mettre hors de portée des forces de l’ordre, même si mes poumons sont prêts à exploser. Je veux lui dire d’avancer sans moi, que je le rejoindrai, mais je n’ai ni la force ni le temps de parler. Un peu plus loin, il s’assoit sur un banc. A sa demande, je mets mes mains en porte-voix pour crier : “Il y a un médic pas loin ?”. Mon appel est immédiatement relayés par les manifestants solidaires, et remonte la rue en quelques secondes comme un écho. Une jeune médic émerge alors, à qui j’explique rapidement la situation tout en l’amenant auprès de Romain, entouré de quelques personnes qui veillent sur lui. “Il lui faut des points de suture, mais je ne peux rien faire ici. Il faut l’emmener aux urgences. Mais il faut aller dans une petite clinique discrète, sinon, il risque d’être emmené en garde à vue à sa sortie.” Il faut s’en aller. Eviter les flics. Retourner à la voiture. Dans le métro, nous avons l’air de fugitifs en cavale. Pour éviter tout risque de garde-à-vue abusive, nous ferons une heure et quart de route avant de nous rendre aux urgences.

J’ai encore du mal à réaliser ce qui s’est passé. Quand j’informe notre entourage, mes propres mots me paraissent surréalistes : “Romain a pris un tir de grenade à la tête”.

Une nouvelle fois, nous avons été frappés par la solidarité et la bienveillance témoignées par les manifestants. Dans la nasse, quand nous avons fait bloc ensemble contre le barrage de police qui nous maintenait dans les gaz. Lors du tir de grenade, quand les gens autour de nous ont porté assistance à Romain. Et suite au tir, quand, par solidarité, des projectiles de riposte ont visé le tireur et ses acolytes.

Nasse illégale, coups de matraque sur des manifestants aveuglés, tir dans le dos de personnes non armées et non agressives… Les violences policières dont on entendait parler jusqu’à présent, cette fois, on les vivait. On a eu énormément de chance. Il s’en sort avec 4 points de suture, une épaule douloureuse et 15 jours d’ITT. La grenade a explosé après avoir rebondi sur lui, pile entre sa tête et la mienne. A quelques millisecondes, à quelques centimètres près, ça aurait pu tourner au drame. En revoyant les images, je ne peux m’empêcher de penser à Serge et sa famille, qui n’ont pas eu autant de chance. A tous les Serges de France et d’ailleurs. Quoi qu’en disent les médias, il n’y a pas de “bons” et de “mauvais” manifestants. De méchants black blocs et de gentils manifestants pacifiques. Personne ne mérite une grenade en pleine tête.

D’ailleurs, la violence n’a pas commencé au premier coup de matraque ni à la première vitrine cassée. Elle est là, au supermarché, quand vous payez 100€ pour deux malheureux sacs de course. Quand votre entreprise se débarrasse de vous passé 55 ans. Quand vous enchaînez les contrats précaires et qu’aucune agence immobilière ne veut considérer sérieusement votre dossier. Quand vous êtes diagnostiqué d’un cancer alors que vous vivez près d’une zone agricole régulièrement arrosée de pesticides. Quand vous attendez des heures aux urgences par manque de personnel. Quand on vous demande de faire des efforts mais que la fraude fiscale atteint des sommets. Quand on vous culpabilise de prendre la voiture mais qu’on n’investit pas dans les transports en commun et qu’on refuse d’interdire les jets privés. Quand les sénateurs approuvent la suppression des régimes spéciaux, mais pas le leur. Quand le représentant du peuple français parle des “gens qui ne sont rien”.

La violence, elle existe depuis un moment déjà. Mais là, elle passe un cap. Elle se généralise. Pire, elle se banalise. Quelle est la prochaine étape ?

Nos proches nous demandent si l’on va retourner en manifestation après ça. Evidemment que oui. Plus que jamais, nous sommes déterminés à mettre nos corps sur la ligne. Rester silencieux, rester chez soi, c’est donner raison à ce système. Dans la rue comme aux urnes.

Vous vous demandez ce que vous auriez fait durant la montée du fascisme ? Exactement ce que vous faites maintenant ».

Écrit par Sophie Fabbi
Vidéo et photo @talpid12 sur Twitter