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« Papa, je suis schizophrène… » : un médecin et père d’enfant malade témoigne pour défendre la psychiatrie publique

A la demande de son auteur, nous relayons la tribune de Philippe Bizouarn parue dans Libération. Ce Médecin en anesthésie-réanimation à l’Hôpital Laënnec du CHU Nantes et philosophe au laboratoire Sphère à Université de Paris Cité témoigne de son expérience personnelle : un fils malade, un drame, la psychiatrie publique laissée à l’abandon et les mesures sécuritaires pour toute réponse de la part des politiques.

Peinture "Le cri" d'Edvard Munch
Edvard Munch « Le cri »

« La tragédie de Reims nous rappelle, nous citoyens ordinaires, que les patients dits «psychiatriques» peuvent être dangereux. Ils peuvent, rarement certes, passer à l’acte : tuer.
Les chaînes d’information se déchaînent. Pourquoi avoir laissé cet homme en liberté ? Comment protéger les soignants des violences vécues quotidiennement ? Le «système» psychiatrique est à l’abandon. Ce constat a été fait depuis si longtemps : locaux délabrés, personnels en sous-effectif, augmentation irrémédiable du nombre des patients en demande de soin. Comment allier sécurité, soin et liberté ? En ces lieux de privation de liberté, les soignants débordés ne trouvent plus de solution adéquate aux crises parfois très bruyantes des patients : seulement les enfermer, les attacher, les anesthésier, jusqu’à ce que la crise passe. Il faut bien sûr qu’elle passe !

Dans ce contexte d’effondrement de la psychiatrie publique, je me permets de raconter une histoire, qui ne vise qu’à rappeler la difficulté, pour les patients et les familles, à faire face, avec les soignants démunis.

Je suis parent d’un jeune homme devenu schizophrène. En deux ans, il a dû être hospitalisé de nombreuses fois, lors de ces crises délirantes très agitées, nécessitant un «transport» – c’est proprement le mot – en ambulance après un passage à domicile du médecin accompagné d’un policier le menottant. Je me rappelle sa première sortie d’hôpital, après deux semaines de neuroleptiques : plus calme, il ouvrit la fenêtre de la voiture en savourant l’air sur son visage, comme après un séjour carcéral. Et puis, les traitements arrêtés volontairement – «parce qu’ils m’endorment» -, tout recommençait : hallucinations, agitation, refus de tout dialogue devenu impossible, médecin, police, urgences psychiatriques, enfermement, retour au calme, acceptation des traitements, et retour chez nous, où il vivait. Le diagnostic n’était pas certain. «Il faudrait envisager une psychanalyse», disait le psychiatre hospitalier. Et puis, lors d’une énième consultation au Centre médico-psychologique, constat d’échec du médecin face au fils se moquant d’elle : «Vous ferez aussi bien que moi» ! L’impression d’abandon, du fils et de sa famille, était immense. Aucune proposition de soutien ne fut faite.

Et puis ce lundi d’octobre : le diagnostic de la maladie de mon fils a l’air de se préciser : schizophrénie. Annonce téléphonique… Alors, les images se bousculent : la folie comme passagère permanente d’une vie à vivre, au milieu des autres, de leur regard. Au milieu des peurs, que mon cher fils a si bien exprimées dans une lettre qu’il nous avait envoyée la veille. Ce fils, habité par tout un peuple, bienfaisant ou hostile. Et puis, dans cette même lettre, l’affirmation de son amour pour nous, encore, toujours, malgré nos menaces ressenties de le rejeter de la cellule familiale – par épuisement insurmontable. Une si belle lettre d’un être en devenir, qui devra se regarder chaque jour comme «autre», comme «fou» dans ce monde où la «différence» est si mal perçue. Comment vivre «schizo» ? On m’a souvent répété que tout est possible, que le handicap n’est pas toujours si mal vécu. Je l’espérais, et aurai à lutter avec lui pour sa reconnaissance, sachant les regards effrayés ou compatissants des «autres».

La semaine fut longue et courte. Jeudi : appel du fils : «Papa, je suis schizophrène» (comment vivre avec ce mal en moi, avec vous, avec mes amis ?). J’étais au travail. Je lui ai parlé de la possibilité d’une amélioration, voire d’une guérison. Déni. Fuite. Dire ces mots qui voudraient le soulager, sans y croire ! Se projeter dans un avenir impossible, pour un jeune de 20 ans. Je ne me suis pas précipité pour l’embrasser, lui parler, le serrer contre moi. Je lui ai juste promis que j’irai le voir le lendemain. Promis, je suis là, nous sommes là, toute ta famille, près de toi. Nous te soutiendrons, t’aiderons. Nous t’aimons.

Vendredi : appel de l’hôpital. Un grand malheur est arrivé. Il s’était pendu. Au milieu du parc arboré de cet hôpital pavillonnaire de province, là où coule le canal, paisible.

Ce témoignage peut sembler banal. Plus de dix ans après cette tragédie, celle de Reims a réveillé en moi les angoisses que j’avais cru maîtriser, et les questions se bousculent : mon fils aurait-il pu tuer, lui aussi ? Peut-on pardonner à cet homme de Reims, pénalement irresponsable ? Seuls les proches de l’infirmière sauront le dire. Nous autres, avec nos histoires, devrons continuer à crier leur colère face à tant d’indifférence des gouvernants ayant laissé depuis tant d’années s’écrouler la psychiatrie publique. Il est à craindre qu’ils ne répondent qu’en renforçant les mesures sécuritaires déjà prises lors des précédentes tragédies médiatisées, sans entendre la voix des soignants, des patients et leur famille. Pour que vive la psychiatrie publique : dire la vérité sur ce qui s’y passe est une évidence, agir ici et maintenant, une nécessité vitale. Crie-le, comme nous invite Roberto Saviano. Pour un monde engagé. »