Préserver l’ordre colonial
Nous relayons aujourd’hui la traduction d’un texte de Monsieur en rouge du 20 juillet qui traite des racines profondes des révoltes qui ont fait suite au meurtre de Nahel. Peu de commentaires ont pointé aussi clairement le lien de ces événements avec les conséquences de la politique coloniale de la France.
Nous complèterons cet article par des graphiques éloquents sur le racisme policier et la ségrégation économique dans la société française issus d’un article du Financial Times.
Depuis ce texte, le régime a fait le choix de s’enfoncer encore davantage dans une politique répressive. L’Etat ne semble pas s’opposer clairement à un glissement vers un régime d’exception pour les policiers, légitimant que frappe à l’aveugle la violence d’État en dehors des lois communes et au mépris de la séparation des pouvoirs. Il faut croire qu’il n’était pas possible pour l’État de remettre en cause le traitement colonial infligé depuis des décennies aux migrant·es issu·es des anciennes colonies et à leurs descendant·es, et encore moins de reconnaître la ségrégation sociale, géographique et raciale subie au sein des institutions censées inclure.
Traduction du texte original en italien de Monsieur en Rouge « Les révoltes en France sont une question de classe » :
« La énième exécution raciste par la police française a déclenché une révolte à certains égards bien plus explosive que celle de 2005. Les réactions du gouvernement, de la bourgeoisie, d’une partie de la gauche, sont d’un aveuglement glaçant, à des années-lumière de comprendre l’origine sociale du déclenchement de cette révolte. A l’ ONU , qui demande à la France de revoir ses méthodes policières et de veiller à prévenir et sanctionner tout comportement discriminatoire, le gouvernement Macron répond qu’il n’y a pas de racisme dans la police française. Au rare journalisme encore lucide qui rappelle que la loi votée en 2017 par l’actuel ministre de l’intérieur Darmanin a conduit à une multiplication par cinq du nombre de morts tués par la police, le ministre nie simplement qu’une telle augmentation se soit jamais produite, au mépris des statistiques et des documents officiels.
Au lieu de parler de ce qui a conduit au meurtre de Nahel , sa mort n’est évoquée que comme un prétendu « prétexte » pour tout brûler. Si le meurtre de Nahel est un prétexte, quelle en est la vraie raison ? Selon Macron, ce sont les jeux vidéo. Pour certains observateurs, même en Italie , incapables de dissimuler le racisme, la raison en est simplement l’origine de la population en révolte : irrationnelle et prise d’une fureur démotivée, elle serait sans cesse en attente de n’importe quelle excuse pour tout brûler sans raison.
La vraie question n’est même pas effleurée : l’origine d’une grande partie de la population en révolte est coloniale. Le traitement que cette population subit au quotidien par les institutions est colonial. La gestion politique raciste est coloniale. Les révoltes des « banlieues » auxquelles nous assistons cycliquement ne sont qu’une infime partie de la violence coloniale sur laquelle la société française s’est appuyée pendant des siècles.
Cependant, la méconnaissance de la question coloniale française risque d’être lue de manière limitée par un public italien. Le colonialisme est bien plus que le « simple » racisme, qui constitue son versant culturel : il reste le plan économique. En réduisant tout au racisme, l’aspect économique structurel risque de passer inaperçu. Le colonialisme était et est avant tout un système qui hiérarchise les êtres humains par couleur, nationalité, origine, statut administratif, et opère sur cette base pour extraire la richesse et la distribuer de manière socialement inéquitable. Historiquement, le colonialisme a largement permis l’accumulation primitive, l’appropriation des ressources et du travail par les hommes d’affaires européens, et a contribué au développement du capitalisme. Aujourd’hui, la gestion coloniale de la population pauvre et née à l’étranger demeure la plus puissante forme de discipline permettant le maintien du système d’exploitation en place.
Les émeutes de ces jours-ci expriment largement la colère contre ce système. Peu importe qu’il n’y ait pas de revendications politiques officielles. La grande majorité des plus d’un millier d’incendies d’immeubles ont touché des cibles particulières : commissariats, commissariats, casernes, mairies. L’allégation est là pour que tout le monde puisse la voir : il vous suffit de vouloir la voir.
Dans un premier temps, les lieux du pouvoir policier et les institutions ont été attaqués. Par la suite, d’autres lieux de service public, tels que des écoles et des bibliothèques, ont également été incendiés. Beaucoup de gens, tout en comprenant la colère face au racisme et au meurtre de Nahel, ont interprété ces actes comme purement criminels, sans aucun contenu politique, oubliant que les écoles et les bibliothèques, aussi tristes soient-elles, sont en fait des instruments d’exclusion sociale. Malgré sa valeur émancipatrice idéale, l’école est pour beaucoup de jeunes la première institution dans laquelle les inégalités sociales se transforment en inégalités scolaires, dans laquelle ils subissent les discriminations racistes et la discipline policière : certains directeurs collaborent même directement avec la police en signalant les élèves les plus « vivants ». En ce sens, l’école n’est qu’un prolongement du système policier. Dans de nombreuses bibliothèques situées dans des quartiers où la plupart des familles ne parlent pas français à la maison, il est difficile de trouver des documents dans différentes langues. Dans ce cas également, une louable intention émancipatrice prend l’apparence concrète d’un instrument d’exclusion ou d’imposition culturelle. L’attaque de ces lieux doit être lue comme une attaque contre le système d’exclusion sociale qui opère quotidiennement dans les quartiers. Ce n’est pas une attaque contre les « symboles » de ce système, mais précisément contre les lieux où il prend matériellement des formes visibles.
En réponse à ceux qui soutiennent que la révolte n’a pas de revendications concrètes, il est d’autant plus significatif que les pillages de commerces en tous genres se sont rapidement propagés comme une traînée de poudre, atteignant le cœur des quartiers aisés des grandes villes – chose qui ne s’était jamais produite dans des contextes similaires. Comment expliquer cette évolution ? De nombreuses scènes des quartiers en révolte témoignent du déroulement d’un moment d’ouverture, où tout semble possible. Les freins inhibiteurs sociaux, gardiens du désir, chutent, et les gens semblent vouloir faire tout ce qui est normalement interdit. Dans cette désinhibition, dans cette impulsion désirante, surgit immédiatement le besoin-volonté de redistribuer la richesse : cette richesse dont le système capitaliste-colonial exclut socialement.
Dans cette dynamique d’ouverture, il est historiquement normal qu’un peu de tout se passe, et c’est triste de devoir se faire l’avocat du diable, car cela veut dire qu’il y a quelqu’un qui voit le diable dans cette dynamique, la transformant en enjeu moral. Pourquoi s’indigne-t-on des voitures renversées et incendiées et non des milliers d’injustices quotidiennes considérées comme normales ? Le système capitaliste-colonial garantit que certaines catégories de personnes ont moins d’opportunités d’accéder aux études ; s’ils y accèdent, ils ont moins de chance de les conclure ; s’ils les complètent, ils ont moins de chance de trouver un emploi ; s’ils travaillent, ils sont moins susceptibles d’être bien payés. Il s’agit d’un problème purement social, et le soulever est purement politique, que vous le fassiez en écrivant des communiqués de presse bien formatés ou en pillant des centres commerciaux.
Comme le montre le cas des écoles et des bibliothèques, une justification a pu être trouvée pour pratiquement tous les bâtiments incendiés la semaine dernière ; quelle que soit sa fonction théorique et idéale, on s’aperçoit qu’il s’agit toujours de lieux où se manifestent les inégalités. Car le système d’oppression et d’exclusion de la richesse est partout, et quand la révolte éclate, il parvient à rendre visible sa présence. Selon les mots de Brecht , « tout le monde voit la violence du fleuve en crue, mais personne ne voit la violence des digues qui le resserrent ».
Les émeutes en France sont un problème de société. Face à l’exacerbation de plus en plus intense de la question des inégalités, l’État français se trouve à la croisée des chemins : d’un côté, l’émancipation et la redistribution sociale des richesses, ou la construction d’une société plus inclusive, égalitaire et émancipatrice ; de l’autre, la poigne de fer pour rétablir l’ordre qui produit et perpétue ces inégalités, la violence nue et crue pour défendre les intérêts du pouvoir capitaliste raciste et colonial, ou plutôt la voie du fascisme. Conformément à la tendance de ces dernières années, qui s’est accélérée de manière spectaculaire au cours des six derniers mois et s’est ouvertement précipitée la semaine dernière, le gouvernement français a choisi le fascisme. »
Monsieur en rouge
Voici également quelques données graphiques assez parlantes sur le racisme policier et la ségrégation économique dans la société française, initialement publiées dans le Financial Times.