Hôpital privé d’Annemasse : héroïsation des soignants et « ensauvagement des patients »

Le mercredi 8 janvier à 23h30, une bagarre éclate dans le service des urgences de l’hôpital privé d’Annemasse. Le lendemain, toute la presse locale puis nationale s’emballe pour dénoncer l’agression contre l’équipe soignante de deux frères : Hassim venu se faire soigner suite à un accident du travail qui a occasionné des fractures au bras et des blessures au visage, et Nasser l’accompagnant. Les reportages livrent le récit de soignants battus par des personnages impulsifs et irrespectueux, qui auraient voulu se faire soigner avant tout le monde et se seraient introduits de force dans la zone de soins. Priés de patienter à l’extérieur, ils auraient alors commencé à frapper des infirmières, puis des soignants en repos, présents sur les lieux pour un repas de Noël entre collègues, qui auraient tentés de s’interposer. Puis ils se seraient enfuis après leur forfait. Mais le lendemain les deux frères se rendent au commissariat pour porter plainte contre les soignants pour violence et non-assistance à personne en danger. Ils se retrouvent alors en garde à vue, les soignants impliqués ayant également porté plainte.
Dans les jours qui suivent les articles de presse condamnent unanimement la « violence inédite » de Nasser et Hassim. La parole médiatique est unilatéralement donnée aux soignants, qu’on voit porter les stigmates de cette violence, l’un avec un bandage au poignet et l’autre le bras en écharpe. Trois jours plus tard le (nouveau) ministre de la santé lui-même leur rend visite pour parler de « tolérance zéro », d’infliger des peines plus lourdes pour les agresseurs et de la nécessité de renforcer la sécurité par la présence de personnel de sécurité. Toujours renforcer le volet répressif, c’est le réflexe de ce gouvernement, alors qu’en attendre d’autre ?
Si les médias et les politiques se sont emparés de cet événement, c’est qu’il sert le récit d’un ensauvagement des patients et d’une héroïsation à peu de frais des soignants. Les agressions seraient le symptôme d’une société en déliquescence dans laquelle les individus sont en perte de contrôle. L’origine comorienne de Nasser et Hassim n’a pas tardé à être mise en avant par certains médias. Le contexte de l’altercation est par ailleurs complétement absent. Ce récit permet également aux politiques de se poser en bons paternalistes indignés, saints-patrons protecteurs des soignants. L’emploi récurrent de possessifs comme « Nos soignants », « C’est notre système de santé qui est attaqué ! », permet de recréer le fantasme d’une communauté unie qui serait attaquée par une menace extérieure. Cette rhétorique est d‘autant plus insupportable qu’elle émane souvent de personnes qui participent à la destruction du système de soins et qui cherchent à masquer toutes les questions d’organisation collective. Les situations de tensions se multiplient pourtant face à l’impossibilité de prendre en charge de façon adaptée certains patients. Une façon de dépolitiser les problèmes structurels résultant du désinvestissement du système de soins et de reporter les problématiques sociales sur les comportements individuels.
Mais cette affaire plus précisément vient mettre en lumière des mécanismes de domination à l’intérieur du système. Comme le révèle Médiapart dans son article de mardi dernier, qui semble le seul média français à avoir fait une véritable investigation, l’enquête a été menée exclusivement à la charge du patient et de son frère. L’avocate déplore le parti pris immédiat des policiers contre le patient et son frère. La parole de Nasser et Hassim, étayée par d’autres témoins qui étaient aux urgences ce soir-là et des faits matériels, révèle une toute autre logique que celle qui a été relayée et validée publiquement. Hassim arrive avec une fracture au bras et au poignet et des blessures au visage (il aura par la suite 8 points de suture). Il est étendu sur un brancard, nauséeux et en état de faiblesse. La prise en charge de Hassim par les urgences privées aurait été remise en cause suite à un défaut de carte vitale et les deux frères priés de rester dehors. Les soignants déclareront à un témoin qui leur posera la question par la suite qu’il s’agit d’une clinique privée qui n’a pas d’obligation de soins. Cependant ce sont les seules urgences de l’agglomération, l’hôpital public ayant été fermé il y a quelques années et reconstruit plus loin suite à la fusion de deux sites. Le ton monte entre les soignants et Nasser, inquiet de l’état de son frère. Il fait remarquer qu’une aide-soignante et une infirmière sont alcoolisées et ne semblent pas dans leur état normal. Arrive alors le responsable du service, Alexandre, qui se met à courir dans le couloir et pousse violemment Nasser contre le mur. S’ensuit une mêlée pleine de confusion. Un témoin dira avoir vu un médecin tenir le blessé par le col, le poing armé au-dessus de sa tête et lui avoir demandé de le lâcher. Sur une vidéo, on voit une soignante donner un coup de pied au blessé allongé au sol. Une des soignantes a témoigné n’avoir vu Nasser porter aucun coup. Les deux frères pris à parti déclarent s’être seulement défendus. Des soignants ont accusé Hassim de les avoir frappés alors qu’il avait le bras cassé et qu’il était dans un état semi-inconscient. Ce qui n’empêche pas le policier chargé de l’enquête de demander pourquoi 14 personnes mentiraient. Allez, encore un petit effort et peut-être va-t-il trouver tout seul des réponses plausibles. Pour cacher leur ébriété sur leur lieu de travail ? Pour couvrir des fautes professionnelles qui pourraient leur être reprochées ? Aucun test d’alcoolémie n’a été effectué sur le personnel de l’hôpital et, quel manque de chance, la caméra rotative qui aurait dû filmer la scène était en panne ce jour-là (alors que la procédure normale en cas de panne n’a pas été enclenchée…). On constate des incohérences matérielles et des témoignages contredisant la version donnée par les soignants et relayée dans la presse. Ainsi Alexandre, le soignant qui a poussé Nasser et responsable du service, prétend-t-il que son poignet contusionné résulte de la bagarre alors qu’on le voit sur une vidéo donner un grand coup dans une porte ou un mur avec son poing dix minutes après le départ des deux frères. De même, les blessures de l’équipe médicale certifiées par un médecin sur place qui avait pris part à l’altercation ont été minimisées par le médecin de l’unité médico-judiciaire mandaté par le parquet, qui n’a constaté que des contusions et « un choc psychologique ».
Tous ces éléments jettent un sérieux doute sur la version manichéenne de ces soignants et des médias, teintée de racisme larvé et de classisme, qui veut ériger les soignants en héros, sans interroger les problèmes du système de santé, ni celui d’un milieu qui n’échappe pas aux violences internes ou aux dysfonctionnements présents dans les milieux de travail.
Le procès a eu lieu le 17 février, où chacun a défendu sa version. Le procureur a requis pour les deux prévenus une peine aménageable avec mandat de dépôt et un dédommagement des soignants.
Le délibéré sera rendu le lundi 10 mars à 14h. Le contrôle judiciaire est maintenu pour les deux mis en cause.