Épisode 1 : Une destruction massive des services publics de soin qui s’accélère.
1) L’État comme ennemi
Cela peut paraître paradoxal. Pourtant, c’est une réalité. De la même façon que l’institution policière n’est pas là pour protéger les concitoyen.ne.s, l’État français a depuis les années 1970 décidé de ne bien soigner qu’une partie de sa population.
Cette logique correspond à un mélange singulier entre ultra et néolibéralisme.
L’ultra libéralisme promeut le darwinisme social, sous-entendu une sélection par l’argent. Le néolibéralisme accorde une place particulière à l’État dans la gestion du capital. Ainsi, cette alchimie entre ultra et néo aboutit à une destruction des services publics, par l’État lui-même, pour y imposer une vision mercantiliste et donc une sélection par l’argent. L’hôpital (il faudrait dire le système de soin pour être complet) subit cette politique depuis maintenant un demi-siècle. Et les autres services publics ont déjà commencé à suivre le même chemin.
Il faut reprendre un peu le fil historique pour y voir plus clair. La chronologie des faits est édifiante. Les années 1940 sont une période de grandes avancées sociales. La Sécurité Sociale d’après-guerre et la Charte hospitalière de 1941 permettent un accès au soin facilité pour tout un chacun. Les idées de gauche imprègnent la société, les horreurs de la guerre sont passées par là, avec elle la collaboration du patronat auprès de l’occupant nazi. Le rapport de force entre capital et travail est plutôt équilibré.
Mais les années passent et avec elles l’idéologie libérale refait de plus en plus surface. Si bien qu’à partir des années 1970, une longue série de lois va s’allonger pour aboutir à la situation actuelle :
· 1970 : création des cliniques privées
· 1979 : possibilité de suppression de lits par le ministre de la santé
· 1984 : création d’une tutelle financière renforcée dirigée par le préfet
· 1991 : loi Evin, qui autorise la suppression de lits via le SROS (Schéma Régional d’Organisation Sanitaire), toujours sous autorité préfectorale
· 1996 : début du discours sur le « trou de la SECU », avec l’objectif affiché par M. Juppé de supprimer 100 000 lits en 30 ans dans le cadre du remboursement de la dette sociale. C’est aussi à ce moment-là que s’intensifie la compétition entre secteurs public et privé.
· 2003 : généralisation des partenariats public/privé dans la création des outils de soin, véritables gouffres financiers pour le public
· 2004 : instauration de la tarification à l’acte (T2A), autrement dit la politique du chiffre version santé
· 2005 : début du changement de gouvernance à l’hôpital, avec l’inflation à venir du secteur administratif
· 2009 : création des Agences Régionales de Santé (ARS), sonnant l’accélération de la destruction des hôpitaux locaux
· 2016 : loi dite de modernisation du système de santé, avec l’instauration du tiers payant généralisé visant à augmenter la part allouée aux mutuelles dans le remboursement des frais de santé, au détriment de la part Sécurité Sociale. C’est aussi l’accélération de la prise en charge ambulatoire.
Ce rappel permet de bien mettre en valeur la déferlante de lois qui depuis 50 ans maintenant détruit notre système de soin. L’État parlera lui de modernisation.
L’État semble donc considérer que des infirmier.e.s qui courent partout pour faire leurs soins, que des territoires où il n’y a pas de médecin à 30 km à la ronde, que des mamies et papis mourant seul.e.s aux urgences d’un hôpital parce qu’elles et ils n’ont pas pu être examiné.e.s à temps par manque de personnel soit un système de soins moderne.
Cette modernité donc, il a fallu supprimer plus de 80 000 lits en une vingtaine d’années pour y parvenir. C’est l’État qui les a supprimés et personne d’autre. Et comme vous l’aurez remarqué, ceci quel que soit le gouvernement en place.
C’est normal (comme dirait Brigitte Fontaine), puisque l’analyse doit se faire en lien avec une idéologie mondiale et non pas en lien avec la logique partisane nationale. Il s’agit de l’idéologie néolibérale, c’est-à-dire une vision supra nationale promouvant un certain type de société. Une société où il existe des gagnant.e.s et des perdant.e.s ; une société où il existe des gens qui ont réussi et d’autres qui ne sont rien, pour reprendre une expression désormais consacrée d’un des représentants de cette idéologie.
Avec cette idéologie, celles et ceux qui ne sont rien ne peuvent pas être soigné.e.s. Ou du moins, pas bien.
Il est en effet peu probable que la France atteigne un jour un niveau d’indécence sanitaire comparable à celle des pays vulgairement qualifiés « du tiers monde », où les soins ne sont effectivement pas prodigués s’ils ne peuvent être payés. Mais quand même, la France a largement les moyens de développer un système ultra inégalitaire dans l’accès aux soins. Pour cela, il lui faut démanteler le système égalitaire construit patiemment et de haute lutte avant le virage néolibéral.
L’aboutissement de cette vision mercantiliste de la santé n’est plus si éloigné. Des soins de qualité prodigués dans une structure privée pour les grosses tirelires ; des soins au rabais dans une structure publique végétant avec ses faibles moyens pour les autres.
Vous en doutez encore ? Alors comment expliquer la suite des fermetures de lits de l’année dernière en pleine pandémie ? Comment expliquer l’absence d’augmentation du nombre de médecins formé.e.s en faculté de médecine pour pallier les déserts médicaux ? Comment expliquer le prochain statut « mixte » des praticien.ne.s du public, qui pourront bientôt aller également exercer dans le privé ?
Les dépassements d’honoraires existent déjà, de même que la sélection des patient.e.s à l’entrée des urgences des cliniques privées. Mais la mutation n’est pas terminée. Elle est en cours, il faut aller plus loin encore.
Tout cela va très bien à l’État, n’en doutez plus. Il s’agit d’un projet de société. Leur projet de société. Tout ce que l’État vous demande, c’est d’attendre bien sagement qu’il advienne. Et pour cela de croire à leurs mensonges du type « nous sommes en guerre », ou bien « il ne faut pas déléguer notre capacité à soigner », ou encore « il ne faut pas laisser notre santé aux lois du marché ». C’est à peu près du même acabit que « mon ennemi c’est la finance ».
2) Le tournant du quinquennat Macron
Pourtant, si cette vision n’est pas nouvelle, un nouveau cap a été franchi dans l’accélération de la destruction de notre système de soin au cours des trois dernières années.
En mars 2019 a débuté une « grève » des services d’urgences. Celle-ci s’est suspendue à l’arrivée de la pandémie, un an plus tard. Entre temps s’était monté le Collectif Inter-Hôpitaux, ce qui a abouti à une démarche historique dans le milieu pourtant conservateur des médecins de CHU : la démission de plus de 1200 chef.fe.s de services de leurs fonctions administratives. Enfin, des manifestations massives de soignant.e.s ont eu lieu en juin 2020 à la sortie du premier confinement.
Face à cette montée progressive de la contestation des professionnel.le.s du soin, l’État a manié à merveille la technique de contre-insurrection. Il n’a pas fallu plus que la mise en place du Ségur de la santé pour tuer la mobilisation dans l’œuf. Le diviser pour mieux régner, encore une fois. Et dans un milieu aussi divisé, hiérarchisé et proportionnellement peu politisé que celui du soin, la tactique a été la bonne.
A la manière d’un Thatcher français, le chef de l’État a dans un premier temps laissé pourrir la situation. Comme il l’a fait lors de la contestation sociale des Gilets Jaunes avec la mise en place du « Grand Débat ». Comme il l’a aussi fait lors des mobilisations massives de la jeunesse pour une justice écologique, avec la mise en place de la Convention Citoyenne pour le Climat.
Pire, la deuxième vague de contre-attaque de l’État contre ses propres « premier.e.s de corvée » s’inscrit dans une nouvelle stratégie. Cette dernière peut d’ailleurs, d’une certaine manière, être analysée comme une phase test.
En effet, les confinements successifs ont permis l’accélération du développement du capitalisme de surveillance. Non pas que ce dernier soit nouveau, mais qu’il ait pu se développer à grande échelle. Des moyens techniques devenus matures, associés à une propagande médiatique colossale, ont permis son installation dans la vie publique. Le QR code, déjà majoritairement accepté, en est le symbole phare.
Pour inaugurer cette logique de contrôle social permanent, visant plutôt l’exclusion que l’inclusion, les soignant.e.s auront servi de population test. Ainsi, en fin d’été 2021, l’État n’a pas hésité un seul instant à cibler les « récalcitrant.e.s ». Pas moins de 15 000 soignant.e.s ont ainsi été mis.e.s à pied du jour au lendemain, pour ne pas s’être plié.e.s aux règles dictées par l’État.
Comme évoqué précédemment, cela a été rendu possible du fait de l’amélioration des outils technologiques permettant ce contrôle, de l’instauration depuis des années d’une politique verticale de surveillance des employé.e.s par leur hiérarchie, et d’une propagande médiatique bien huilée poussant à toujours surenchérir le débat d’opinion, quitte à ce qu’il soit nauséabond.
Cette conjugaison des moyens a ainsi permis que cette mesure d’exclusion soit, globalement, communément admise.
Le résultat de cette démarche dans le monde du soin est catastrophique. Les équipes qui tiennent encore debout sont divisées. Certain.e.s professionnel.le.s réclamant encore plus de sanctions envers leurs collègues qui ne se plieraient pas aux injonctions étatiques. D’autres plongent dans le burn-out devenu inévitable en de telles circonstances. D’autres enfin démissionnent et s’attellent prestement à un changement radical de vie professionnelle.
Ainsi, les services ne tournent plus, voire ferment leurs portes, les délais deviennent énormes, les gens meurent chez eux.
Qui plus est, il est encore plus déprimant d’envisager que la suite de la logique néolibérale consistera très probablement dans les années futures à une attaque frontale contre le régime de la Sécurité sociale. Elle consistera aussi sans doute à la mise en place d’une autre vision capitaliste, complémentaire de celle du capitalisme de surveillance : le capitalisme numérique. Celui-ci a déjà commencé sa structuration dans le domaine du soin, avec ce que l’on appelle la télémédecine. L’objectif de nos dirigeants semble être de promouvoir au maximum cette vision, avec la mise en place de la logique du « médicament livré en 30 minutes au domicile ». En d’autres termes, de grands groupes privés embauchent déjà des médecins qui réalisent un diagnostic à distance pour des personnes restant à leur domicile et qui se font ensuite livrer par cette même firme les médicaments prescrits par le service Uber de cette entreprise. Cela a déjà commencé à être instauré aux États-Unis par exemple.
Cette séquence politique des 50 dernières années permet, dans tous les cas, de mettre en évidence une chose essentielle : l’État ira jusqu’au bout et n’en a que faire de ses premier.e.s de corvée. Il faut en être certain.
C’est pourquoi, dans le second épisode, nous proposerons quelques solutions que vous pourrez nous aider à compléter si vous avez des idées !